Comment écrire comme Olivier Rogez 🎧🖋️

Cliquez sur Play pour écouter l’extrait de L’Ivresse du Sergent Dida lu par Olivier Rogez ou faites un clic droit pour le télécharger et l’écouter plus tard.

Sergent-Dida

Ou comment faire le contraire de ce qu’on vous recommande et remporter un prix littéraire prestigieux. 

Bonjour,

Aujourd’hui, j’aimerais vous parler de lecture, et plus particulièrement de L’IVRESSE DU SERGENT DIDA, d’Olivier Rogez, paru aux éditions Le Passage. 312 pages. 18 euros. Magnifique illustration de couverture de Evans Mbugua, dont je vous invite à visiter le site.

TOUT D’ABORD, LE CONTEXTE.

L’IVRESSE… , je l’attaque au sortir de ÉDEN, de Monica Sabolo.

Autant dire, les antipodes.

ÉDEN : Une réserve indienne quelque part au Nord, la forêt omniprésente, un chantier forestier comme une menace au loin, deux communautés juxtaposées, des blancs et des autochtones et le foirage systématique des rituels de passage de l’adolescence à la vie adulte.

L’IVRESSE  DU SERGENT DIDA : La capitale d’un pays d’Afrique de l’Ouest qui n’est pas nommé, un gouvernement militaire, les problèmes d’approvisionnement, la présence tolérée d’occidentaux qui se mêlent de tout, de coups de bluff en coup d’état à la suite du sergent Dida.

A priori donc deux genres de bouquins très différents.

En effet, j’aime passer du coq à l’âne. Pourquoi diantre emprunter toujours le même chemin ? La littérature est si vaste ! Me cantonner dans un seul registre serait comme manger uniquement du poulet, rencontrer chaque jour les mêmes personnes, à la même heure, ou rentrer chaque soir dans la même maison.

Ne me faites pas dire n’importe quoi. J’aime à rentrer chez moi cuisiner mon cari poulet pour le partager avec quelques amis !

Mais j’aime aussi à croire que la saveur en serait bien moindre s’il n’y avait pas, sur ma table de nuit, une pile de livres en équilibre instable dans laquelle je pioche avec ravissement pour m’assurer, pendant la digestion, des voyages nocturnes vers les quatre points cardinaux, l’axe oblique de mes pôles à jamais orienté entre fiction et non-fiction. Mais bref ! Je m’égare. Du Nord, of course !

Reprenons le fil.

ÉDEN  Vs L’IVRESSE DU SERGENT DIDA : même combat. Finalement, les différences ne sont que de surface. Les questions se rejoignent.

Comment vivre ?

Comment trouver sa place et se réaliser dans une société où les repères traditionnels s’éloignent à grande vitesse, avalés dans l’électro-smog des interconnexions planétaires ?

Comment se nourrir de promesses, tiraillés par le besoin constant d’argent et/ou d’ailleurs, en tout cas d’autre chose ?

Comment devenir plus grand(e) que soi-même ?

Comment survivre à l’Occident ?

Échec et mat ?

Echec-et-mat
Echec et mat ? Photo Gladson Xavier

 

LE CHOIX NARRATIF

Les différences entre les deux romans sont surtout dans le choix narratif : Monica Sabolo écrit à l’imparfait, à la première personne du singulier. La narratrice, qui est aussi le personnage principal, est une adolescente. Toute l’action est décrite à travers son regard. Les personnages secondaires entrent, font ce qu’ils ont à faire et sortent, sans que jamais on ne pénètre directement leur intériorité. Leurs actions nous éclairent, leurs pensées nous restent à jamais celées.

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Rogez, lui, s’y prend tout autrement. Avec un narrateur omniscient et le point de vue alterné de tous les personnages secondaires clairement explicité, de page en page. On entre de plain-pied dans la petite fabrique des pensées et des comportements.

Est-ce une question de climat ? L’Afrique serait plus expansive que les forêts du Nord ? Sûrement, il y a un peu de ça. Rogez après Sabolo, c’est comme sortir du bain glacé pour retourner dans le sauna à 70° Celsius.

L’IVRESSE D’OLIVIER ROGEZ

Olivier Rogez est grand reporter pour Radio France Internationale et il a couvert de nombreux conflits en Afrique comme en Europe.

Contacté par l’intermédiaire de sa page Facebook (les réseaux sociaux ont du bon, parfois), il s’est gentiment porté volontaire pour enregistrer lui-même l’extrait de son roman.

C’est pourquoi le podcast que je vous propose aujourd’hui est de bien meilleure qualité que celui de la semaine dernière, en dépit du fait que je n’ai toujours pas investi dans un meilleur micro.

La lecture d’un extrait enregistré chez RFI par l’auteur lui-même, voila qui fait ma semaine !

LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

L’IVRESSE DU SERGENT DIDA, lauréat du Grand Prix SGDL du Premier Roman 2017.

SGDL , kesako ? Petit détour explicatif.  Il s’agit de la Société des Gens De Lettres, autrement dit une vieille dame très respectable, fondée en avril 1838 sur une idée d’Honoré de Balzac, toujours alerte et dynamique malgré son grand âge.

La SGDL est une institution privée reconnue d’utilité publique, qui a pour vocation la défense des intérêts des auteurs. Elle représente aujourd’hui plus 6000 auteurs. Rien que ça !

Grâce au prix qu’elle lui a décerné, le livre d’Olivier Rogez s’est retrouvé la semaine dernière sur la table des nouveautés de ma médiathèque bien aimée et je suis tombée dessus. Mieux vaut tard.

UN ROMAN PICARESQUE

L’IVRESSE DU SERGENT DIDA est, selon moi, un roman picaresque de bonne facture, à la lisière du conte philosophique.

L’action se passe dans un pays d’Afrique de l’Ouest qui n’est pas nommé et relate l’ascension au pouvoir d’un obscur sergent de l’armée régulière.

Rogez, avec beaucoup d’humour et de truculence, décrit la vie dans la capitale au moment ou se profile un changement majeur dans la vie politique du pays, avec le regard acéré de celui qui connaît son sujet.

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Africa. Photo Magda Elhers

 

CE QU’EN DIT L’AUTEUR

Rogez répond ainsi à quelques questions adressées par courriel :

“Je dirai d’abord que Dida est le fruit de mon expérience de grand reporter en Afrique, et notamment en Afrique de l’ouest, où j’ai couvert de nombreux putsch et crises sociales entre 1998 et 2015.

Pour avoir vu de près certains petits capitaines prendre le pouvoir, comme en Guinée en 2009, au Mali deux ans plus tard, en Côte d’Ivoire en 1999, je me suis souvent demandé ce que deviendraient ces pays, si les soldats se prenaient au jeu et devenaient plus grands que ce qu’ils étaient, avec un vrai projet révolutionnaire, tel que le concevait le Burkinabé Thomas Sankara en son temps. Et voilà pourquoi j’ai écrit cette histoire.

Il ne s’agissait pas dans mon esprit de montrer uniquement la faillite morale et politique de certains pays, mais aussi l’espoir, parfois un peu cruel, que l’on place en l’homme providentiel. Les désillusions de la vie politique sont notre lot commun, mais lorsqu’il s’agit de pays où la survie est en jeu en raison des conditions économiques, ces désillusions sont parfois cruelles.

L’idée était à la fois de montrer les dessous d’une crise politique, souvent née du décès d’un dirigeant ou d’une transition qui se passe mal, de dresser une chronique sociale et aussi d’emmener le lecteur dans un roman picaresque non dénué d’humour, car le tragique de la vie amène toujours à regarder les choses avec ironie et distance (cf le succès des humoristes politiques en France).

J’ai mis plusieurs années à réfléchir à ce livre et je l’ai écrit relativement vite, neuf mois environ, car il était quelque part écrit dans ma tête. Si je savais ce que je voulais raconter et comment, en revanche beaucoup de personnages et de situations sont apparus au fil de la plume et de l’inspiration. Je n’avais pas dessiné de plan d’ensemble, mais j’avais dressé le portrait robot des principaux protagonistes. J’ai donc passé quelques temps ensuite à rectifier ce qui était bancal ou illogique dans la première version du texte. Le projet s’est modifié en cours de route, mais pas l’intention initiale qui s’est au contraire retrouvée renforcée.

J’avais aussi beaucoup de scrupules. D’une part, je ne voulais pas écrire un roman où l’Afrique serait présentée de façon trop sombre, voire caricaturale, mais en même temps, je ne voulais pas édulcorer la réalité, ce que j’ai cependant fini par faire. Si je vous racontais ce que j’ai vu dans certains palais présidentiels comme bassesses ou comme comportements absurdes, voire infâmes, vous ne croiriez pas.

L’autre grand scrupule que j’ai dû régler avec moi-même, c’était la question de la parole appropriée. A une époque où les élites intellectuelles africaines tentent de se réapproprier le discours sur leur continent et leur pays, afin de ne pas laisser au monde extérieur le soin de toujours « qualifier » l’Afrique, j’avais du mal à me résoudre à publier ce roman.

C’est notamment le romancier congolais Alain Mabanckou qui m’a décomplexé sur cette question en balayant dans un grand éclat de rire mes scrupules et en me disant que j’étais, comme tout romancier, libre d’écrire sur ce que je voulais. J’avais beau le savoir, l’entendre de sa bouche m’a libéré.”

Fin de citation.

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*

Je ne vous en dis pas plus, je vous invite à vous procurer ce livre, vous ne le regretterez pas.

Pourquoi cet article si je ne vous en dis pas plus, en dehors de la voix radiophonique de Rogez qui vaut le détour ? J’y viens.

Parce que :

  • Rogez use de sa liberté d’auteur pour ignorer une pseudo loi gravée dans le marbre qu’on essaiera à toute force de vous entrer dans le crâne dans la majorité des blogs littéraires.
  • Ça marche plutôt très bien, ce qui prouve que les pseudo lois sont à prendre avec des pincettes.

Voyons ça de plus près.

Ne-coupez-pas

 

LA LOI “SHOW DON’T TELL”

Il est en effet une loi qu’on serine à tout auteur de fiction débutant. Elle vient des États-Unis et elle se nomme “Show don’t tell”. En français (au cas où) : Montrez, n’expliquez pas.

Cette loi s’applique à tous les genres de fiction, à l’exception peut-être de la fiction sentimentale. Et encore.

Il s’agit, pour obtenir un récit nerveux et dynamique qui tienne le lecteur en haleine, de décrire les personnages en action plutôt que de s’étendre sur les pensées qui les traversent.

La consigne est “ne coupez pas votre texte avec de longues descriptions”.

UNE PSEUDO LOI QUI RÉUSSIT A CERTAINS

Stephen King, dont j’ai parlé dernièrement, est l’un des tenants, pas le moindre, du “Show don’t tell”.

Tous les personnages de ses romans s’y conforment. King, par els yeux du héros narrateur, montre ce que font les personnages et prend acte de ce qu’ils disent,, sans jamais préjuger des raisons de ces actes ou de ses paroles ni sans jamais entrer dans leurs pensées, de façon directe ou indirecte.

Il laisse le lecteur faire ses propres déductions.

Monica Sabolo, dans EDEN, fait de même.

Alors, si Stephen King le fait, c’est qu’il faut le faire aussi, me direz-vous.

Et bien pas forcément.

LA CONTINUITÉ DU RÉCIT

Dans la continuité, l’extrait ici-même podcasté se situe pages 141 à 144, et il s’agit d’une longue description de la personne du général M’Baye et de son état d’esprit. Si vous ne l’avez pas encore écoutée, c’est le moment de lancer la lecture.

Cette description prend place entre deux scènes dialoguées, la première traitant de politique internationale et la seconde de politique intérieure, le lien entre les deux étant le général M’Baye lui-même.

Olivier Rogez s’autorise à couper son récit durant trois pages entières pour nous le présenter, ce qui irait, soi-disant, à l’encontre de la dynamique du récit, là où d’autres auteurs auraient choisi de disséminer les éléments de présentation dans le corps du récit au milieu des dialogues.

(les souvenirs d’enfance, de garnison, la relation avec le chef de l’état qui ne date pas d’hier, ce que pense le général des parasites et des vautours prêts à s’abattre sur la dépouille du président)

Bon.

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L’IVRESSE DU SERGENT DIDA est-il un roman d’action ?

On pourrait le penser de prime abord, de par les événements qui sont racontés. Une révolution, même maîtrisée, ça bouge fatalement un petit peu.

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Mais ici l’action n’est que le prétexte à plonger dans l’inconscient africain scarifié par des siècles de colonialisme.

Entrer dans l’intériorité des personnages, de tous les personnages, permet à Rogez d’explorer les motivations, les ressorts, les ruminations, les réflexes.

Sa chronique sociale d’une Afrique assoiffée de richesse se fonde sur l’étude d’un inconscient collectif explicité sans jugement et avec pas mal d’humour.

Tout le monde y passe.

Dida au premier plan mais aussi son meilleur ami, sa cousine, ses alliés et ses adversaires (qui sont parfois les mêmes) la France, bien sûr, et les États-Unis par l’intermédiaire de leurs ambassadeurs respectifs.

Rogez nous peint l’Afrique qu’il connaît et scrute les mécanismes à l’œuvre dans une société qui tente encore et toujours de s’extraire à la précarité.

Olivier Rogez n’écrit pas des romans comme Stephen King, il écrit des romans tout court, comme Olivier Rogez.

La loi du SHOW DON’T TELL appliquée à L’IVRESSE DU SERGENT DIDA n’aurait tout simplement pas fonctionné, en accord avec le thème exploré.

Ce qui m’amène à une conclusion d’une clarté aveuglante, du moins je l’espère.

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N’APPLIQUEZ PAS AVEUGLEMENT TOUS LES CONSEILS QUE VOUS LISEZ SUR INTERNET.

Si d’aventure vous êtes bloqué dans votre projet d’écriture, avant d’appliquer un conseil ou un autre glané ici ou là, dans un livre ou sur un blog, assurez-vous qu’il répond bien à la question que vous vous posez.

Ou bien, faites des essais.

Voyez ce qui fonctionne.

Ce qui ouvre des perspectives.

Ce qui devient excitant à écrire.

Ce qui vous procure plaisir et satisfaction.

Mais ne croyez jamais que la solution à votre problème est là, avant de l’avoir essayée par vous-même.

Et comme de bien entendu : connaissez votre thème !

C’est la base de la base.

SACHEZ, AVANT DE PARTIR, QUEL VOYAGE VOUS ENTREPRENEZ.

Beaucoup d’aspects de votre récit changeront peut-être en cours de route, ce n’est pas grave, ça arrive souvent.

Mais ne partez pas sans un fil conducteur, une idée, un thème, un axiome ou un théorème, appelez ça comme ça vous chante, disons un cap à tenir.

Right ?

Et faites comme Olivier Rogez, trouvez votre propre façon d’écrire, celle qui n’appartient qu’à vous.

En littérature, c’est comme en peinture, on commence par copier les anciens à seule fin d’apprendre la technique.

Ensuite on s’en libère et on trouve sa propre écriture, ce qui rend vraiment unique notre production.

L’application systématique des règles employées par vos prédécesseurs ne fera pas de vous un(e) meilleur(e) auteur(e), seulement un(e) honnête tâcheron(ne).

Votre œuvre doit résonner avec chacune de vos cellules, émettre votre vibration unique d’être vivant .

C’est à ce prix seulement que vous aurez une chance de sorti du lot.

TRAVAILLEZ VOTRE MATIÈRE, PAS CELLE DES AUTRES.

*

Olivier Rogez, décidément fort civil et serviable, m’a adressé son deuxième roman, LES HOMMES INCERTAINS, sorti en août dernier toujours aux Éditions Le Passage.

Cette fois-ci, l’action démarre en 1989 à Moscou.

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Je me suis régalée.

J’écrirai quelque chose sur ce livre et en particulier sur le personnage principal, Youri Nesterov.

Restez dans le coin, ça va vous plaire.

Je remercie Olivier Rogez pour sa simplicité et sa réactivité, ainsi que pour sa plume qui m’a fait passer un très bon moment.

Si vous avez lu L’IVRESSE DU SERGENT DIDA ou êtes par le plus grand des hasards, justement en train de le lire… Laissez-moi un commentaire pour me donner votre ressenti au sujet de ce livre.

NB : Concernant l’achat des livres, je vous envoie sur lalibrairie.com

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S’il vous plait, ne commandez pas vos livres chez Amazon.

C’est tout pour aujourd’hui.

Asseyez-vous.

Ecrivez.

Moi j’y retourne.

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a tout de suite de l’autre côté
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2 réponses à “Comment écrire comme Olivier Rogez 🎧🖋️”

  1. pierrefavrebocquet dit :

    C’est intéressant de voir l’envers du décor. Si on m’avais posé la question de quels peuvent être les techniques à connaitre pour écrire un livre, j’aurais été bien en peine de répondre. C’est fascinant de voir que pour chaque réalisation il y a moult « ficelles » que le néophyte n’entrevoit même pas…

    1. Pour écrire un roman, oui. Ou du moins une œuvre de fiction. Pour la non fiction c’est un peu différent 😉

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