Le sapin de Benjamin Biolay ou le show don’t tell au cinéma

Il y a quelques semaines, je vous envoyais par l’infolettre un petit clin d’œil au sujet du “montrer, ne pas dire” ou “show don’t tell” dans sa version originale anglaise, cette technique qui consiste à ne pas s’appesantir sur les situations ni expliquer ce qui se passe, mais à montrer les personnages en action.

Je vous rappelle que contrairement a ce qu’on lit parfois, ce n’est pas Hemingway qui a inventé le show don’t tell, encore qu’il en ait usé avec beaucoup de brio, mais Anton Tchekov.

Le show don’t tell ne fait pas l’unanimité. Certains conseillent de l’utiliser seulement dans les moments cruciaux afin de les rendre plus saillants. James Scott Bell est de ceux-là et en parle très bien dans son livre « Exceptions to the rules ».

J’aurais tendance à être d’accord avec lui, car je ne connais rien de pire qu’une règle à laquelle il est impossible de déroger.

Bien utiliser le show don't tell

Chuck Palahniuk, lui, n’envisage pas d’autre méthode. Le show don’t tell est son credo. Son écriture “cinématographique” s’y prête merveilleusement.

Car si les écrivains européens n’ont pas attendu les conseils venus d’outre-Atlantique pour expérimenter différents modes de narration, il est clair que le développement quasi hégémonique du cinéma américain sur les écrans est bien pour quelque chose dans l’engouement pour cette technique.

Le show don’t tell marche dans tous les cas

Cette technique fonctionne avec tous les types de narration, puisqu’il s’agit d’en dire le moins possible, mais peut se révéler difficile à manier. Tout dépend de votre talent.

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Rappelons qu’il existe plusieurs façons d’entrer dans la narration et que le point de vue varie en fonction. J’aime bien la classification qui est proposée par E-E. Schmitt, je la trouve très parlante.

Romancier Dieu, romancier caméra, romancier chien fidèle ou romancier ventriloque.

Une technique de narration qui fait mouche
  • Le “romancier Dieu”, comme son nom l’indique, est omniscient. Il sait tout des personnages et même plus qu’eux-mêmes n’en savent. Le show don’t tell ne présente dans ce cas aucun intérêt, il est même contreproductif.
  • Le “romancier caméra” suit l’action mais ne connaît rien de l’intériorité des personnages, laissant au lecteur toute latitude d’interprétation. Le show don’t tell est un moyen redoutable de le mettre sur la voie. C’est THE mode de narration pour le show don’t tell.
  • Le “romancier chien fidèle” qui suit un seul personnage et voit tout par ses yeux. Rien de vous empêche d’écrire “La carafe explosa lorsque Bernard la posa sur le guéridon de marbre” pour que l’on comprenne qu’il l’a posée trop fort et que donc, il doit être énervé, ou maladroit, tout dépend comment vous avez parlé de Bernard juste avant. Mais bof.
  • Le “romancier ventriloque” parle à la première personne du singulier. “La carafe explosa lorsque je la posai sur le guéridon de marbre”. Le lecteur a accès à l’intériorité du personnage. Pas de show don’t tell qui tienne.

Tant que l’on se satisfait de décrire une action, tout est simple. Là où les choses se corsent, c’est quand les romanciers que nous sommes tentent de faire comprendre ce qu’il se passe dans la tête des personnages par une réflexion hors sujet qui leur échappe, une réflexion qui en dit long sur leur état d’esprit.

Montrer, ne pas dire

Exemple de show don’t tell magistral au cinéma

J’irai plus vite en vous parlant de “Heureux encore”, que j’ai vu la semaine passée.

C’est un film de Benoît Graffin avec Sandrine Kimberlain dans le rôle de Marie, mère de famille amoureuse mais lasse de la douce folie de son mari Sam, joué par Edouard Baer, qui a perdu son emploi depuis plus de deux ans, ce qui conduit la famille à vivre dans la misère, et Benjamin Biolay en tentateur diabolique, amoureux de la mère de famille, sexy à la Biolay et très riche, ce qui ne gâche rien.

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Pour survivre, Marie utilise ses deux enfants pour l’aider à voler le supermarché voisin, car ils sont dans la dèche des dèches, à quatre dans un studio minable, pendant que Sam passe ses journées enfermé dans une tente d’indien pour enfant en nourrissant des projets de fortune sur Ebay. N’importe quelle famille serait en danger d’explosion imminente.

L’autre homme, Antoine, possède la faculté de troubler durablement le système hormonal féminin. Un jour que Sam s’enfonce encore plus profond dans le délire et l’inconséquence, c’est trop pour Marie, elle quitte la table familiale sous le coup d’une impulsion. Elle croise Antoine et de fil en aiguille l’accompagne chez lui, où elle passe la nuit.

La voilà dorénavant tiraillée entre son doux dingue de mari et son amant prêt à tout pour qu’elle s’installe à demeure, ne reculant devant aucune dépense pour la satisfaire.

Pendant ce temps-là, la petite-fille de la maison est confrontée au cadavre de sa professeure de piano et une concierge coiffée d’une improbable chapka NYC épie les locataires pour faire son rapport au propriétaire. On est le 23 décembre. Il fait froid. La vie est dure. On est loin de la romance à l’eau de rose. Mais ne nous y trompons pas. Le cœur de ce film, c’est la relation Marie/Sam.

Marie va-t-elle quitter Sam pour Antoine ? Elle n’en sait rien et pendant les trois quarts du film, elle se pose beaucoup de question. C’est là que je retombe sur mes pattes et sur le show don’t tell.

Exemple de show don't tell au cinema

Le génie des scénaristes (Mika Tard – Déborah Saïag) consiste à nous montrer le moment pile où tout bascule en faveur de Sam. Si ça se trouve, Marie elle-même n’en a pas encore conscience, pourtant, tout se joue alors que Marie est chez Antoine, au téléphone avec Sam.

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Là où une narration lourdingue insisterait sur le choix difficile à coup de larmes et de disputes, Graffin filme le balcon d’Antoine dans un plan très court et sans s’appesantir, un mini sapin de Noël tout blanc qu’il y a installé.

Et Marie, en raccrochant le téléphone, prend acte de ce sapin et dit :

“Il est tout petit ton sapin !” avant de passer à autre chose.

Antoine regarde le sapin et comprend qu’il a perdu Marie. On ne le reverra plus. La fin du film appartient toute à Sam, tout comme Marie. Sam loufdingue et sans le sou, mais tellement plus attachant ! Sam est le mec qui se débrouillera pour rapporter toujours le plus beau sapin à la maison, quitte à se mettre dans la mouise.

Graffin ne nous le dit pas, il nous le fait comprendre. Il nous le montre avec cette simple réflexion : “il est tout petit ton sapin !”

Ça, c’est du grand show don’t tell, mes amis.

C’est à cela qu’on pense lorsqu’on dit que les dialogues doivent faire avancer l’action et/ou dire quelque chose des personnages.

Imaginez à la place une longue scène où Marie explique à Antoine qu’il ne la fait pas aussi bien rêver que Sam… Quel ennui ! Alors qu’en six mots à peine lâchés au détour d’un bête plan moyen, on a tout compris.

Exercez-vous à faire de même.

Sur ce, je vous laisse en vous souhaitant une joyeuse semaine de création littéraire.

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