🎧📖[roman] Toute la lumière – chapitre 3

Angie

 

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Dimanche matin, dix heures, place du MarchĂ© aux fleurs, anciennement place des ÉchauffourĂ©es. Angie est assise, seule, Ă  la terrasse du restaurant le Coq Hardi. Le garçon, grand sourire et petit gilet, passe un coup de torchon sur le marbre du guĂ©ridon. Sucre ou sans sucre, le cafĂ© ? Sucre, s’il vous plaĂ®t. Depuis qu’Angie est en âge d’apprĂ©cier le cafĂ©, elle le boit sucrĂ©. Un sucre – un seul, jamais plus.  Angie arrĂŞte un instant le fil de ses ruminations pour se pencher sur la question. Sucre ou sans sucre ? Maintenant qu’elle y pense, elle se dit qu’autrefois, aucun garçon de cafĂ© digne de ce nom n’aurait mĂŞme songĂ© Ă  poser la question. Il aurait apportĂ© le cafĂ© fumant et le sucrier ensemble, accompagnĂ©s, dans les bonnes maisons, d’un verre d’eau fraĂ®che. CafĂ© et sucre, sucre et cafĂ©. Aussi indissociables que Boule et Bill, Butch Kassidy et le Kid, spaghetti et parmesan. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’elle l’entend, sucre ou sans sucre, mais elle ne saurait dire avec prĂ©cision quand cela a commencĂ©. Depuis, sĂ»rement, que le sucre ne se prĂ©sente plus en morceaux dans un sucrier Ă  facettes navigant de table en table, mais en poudre dans de petits sachets individuels. Depuis qu’il est devenu, sous la pression des naturopathes, l’ennemi Ă  abattre pour un rĂ©gime alimentaire Ă©quilibrĂ©. Depuis que les petites cuillères ont disparu au profit de ridicules languettes de plastique, des touillettes, qui d’ailleurs n’ont, Ă  sa connaissance, jamais rien touillĂ©. Un ustensile jetable, ridiculement petit, dĂ©finitivement inadaptĂ©. C’est cela. La question que le garçon devrait poser, c’est « je vous mets une touillette ? » Angie soupire. Ce sont les dĂ©tails cumulĂ©s qui font l’harmonie de l’ensemble et s’il est vrai que le diable s’y tient tapi, Angie le dĂ©busque et le chasse, fermement, sans mĂ©chancetĂ©, avec des gestes doux emplis d’assurance. Angie accorde beaucoup d’attention aux dĂ©tails.

Angie a pris sa dĂ©cision. Elle a rendez-vous ce matin avec Marc, l’homme de sa vie. Elle est arrivĂ©e un peu en avance, de façon Ă  profiter de cette belle matinĂ©e ensoleillĂ©e. Place du MarchĂ© aux fleurs, anciennement place des ÉchauffourĂ©es, chaque dimanche matin, se tient un petit marchĂ© aux fleurs. Trois fois rien, juste quelques tiges coupĂ©es, des plantes grasses en pot et le tablier Ă  carreaux de la fleuriste, qui s’active de vase en vase, sĂ©cateur en main, replaçant une rose, ouvrant un bouquet de glaĂŻeuls, composant une gerbe des champs serrĂ©e par un ruban de raphia colorĂ©. Angie apprĂ©cie beaucoup les fleurs des champs. Un chien passe au bout d’une laisse. Lui et son maĂ®tre vont prolonger la file d’attente qui sort de la boulangerie. Le libraire, derrière son comptoir, encaisse le prix des journaux, enregistre les jeux, lotos et paris mutuels. Angie n’est pas assez naĂŻve pour risquer de l’argent sur la course d’un cheval, animal rĂ©putĂ© fragile, n’importe quoi peut arriver, ou plus bĂŞte encore, pour prendre un pari sur des billes qui s’entrechoquent dans une sphère transparente en rotation. Encore, Ă  la roulette… Au moins c’est amusant. Et puis le casino redistribue au moins 85% des sommes perçues aux joueurs, ce qui est loin d’ĂŞtre le cas de la Française des Jeux. Enfin, chacun fait bien ce qu’il veut. Angie, le dos droit, les deux pieds posĂ©s cĂ´te Ă  cĂ´te et les genoux serrĂ©s, une position si peu naturelle que chez tout autre elle paraĂ®trait pure affectation, s’incline vivement en avant, avec grâce, pour attraper au vol une serviette en papier qui vient de s’Ă©chapper de la table voisine. Sa main manucurĂ©e est fine, distinguĂ©e, douce. Un garçonnet, Ă  peine 4 ans, s’Ă©lance courageusement et se plante devant elle. Elle lui tend la serviette dans un sourire. Il s’en saisit en rougissant et fonce se rĂ©fugier dans les jambes de sa maman. Le papa use de tout son charme pour remercier Angie, courbant le buste, les mains en namaste, grand sourire aux lèvres. Oui, vraiment, une belle matinĂ©e de dimanche.

Angie est, Ă  trente-cinq ans, une très belle femme, dans le genre petite souris. Son gabarit est celui d’une adolescente de treize ans et elle ne fait rien pour paraĂ®tre plus âgĂ©e. La peau très blanche, parsemĂ©e de taches de son, des cheveux blonds vĂ©nitiens très courts, de grands yeux verts. Angie, toute menue mais fort bien proportionnĂ©e, Ă©volue, malgrĂ© sa petite taille, sur des chaussures plates. Toujours soignĂ©e de sa personne, elle ne porte aucun maquillage. Contrairement Ă  toutes les petites nanas qui, colliers en sautoir, rouge Ă  lèvres tapageur, talons aiguilles martelant le pavĂ© et Ă©charpes bariolĂ©es de soie sauvage, s’acharnent Ă  se faire remarquer en insistant sur leur fĂ©minitĂ©, Angie prĂ©fère Ă©viter de faire l’objet de trop d’attention, en particulier de la part de la gent masculine. Sa libertĂ© de mouvement est Ă  ce prix et cela lui convient très bien. Ce n’est pas qu’elle soit asociale, non, on ne peut pas dire ça. Elle est discrète. PrĂ©cise. Calme. Elle ne parle jamais pour ne rien dire. Oh, elle ne manque pas de fantaisie, encore faut-il devenir assez intime avec elle pour s’en apercevoir. Avec ça, un regard franc et interrogateur, le regard de quelqu’un qui s’intĂ©resse aux autres. Voyons voir, qui es-tu, toi ? Semblent demander ses yeux qui vous fixent avec bienveillance et sans aucune mièvrerie. Une personnalitĂ© vraiment très intĂ©ressante, cette Angie. Quand on a plongĂ© une fois dans ses grands yeux verts, on n’a qu’une envie, c’est d’y retourner.

C’est sĂ»rement ce que pense le papa du petit garçon – Mateo, tiens-toi tranquille ! Il jette des coups d’œil frĂ©quents, quoique rapide, en direction d’Angie, dès que sa compagne dĂ©tourne l’attention – Mateo, finis ta glace ! Pas beau, pas moche, lĂ©ger bedon, ombre de barbe, tenue dĂ©contractĂ©e, vĂŞtements de marque, trop vieux pour la femme et l’enfant qui l’accompagnent, trop jeune pour ĂŞtre le grand-père. C’est agaçant cette manie qu’ont les hommes accompagnĂ©s de vouloir absolument ĂŞtre remarquĂ©s par la femme de la table d’Ă  cĂ´tĂ©. SĂ»rement un souvenir du temps de la chasse et de la cueillette, le cerveau reptilien aux commandes. Angie n’y prend pas garde. Elle a d’autres prĂ©occupations, plus graves. Sur injonction de Marc, l’homme de sa vie, elle a fait un choix. Ă€ sa grande surprise, ce n’Ă©tait pas très difficile. C’est ton mĂ©tier ou moi, a dit Marc.

    Marc. Quelle chance inouĂŻe d’avoir Ă  ses cĂ´tĂ©s un tel homme ! Prototype du cĂ©libataire endurci au sourire ravageur, beau, riche et brillant dans tous les domaines oĂą il dĂ©cide de s’investir, on s’attendrait Ă  ce que Marc enchaĂ®ne des conquĂŞtes fĂ©minines, qu’il se distingue par des liaisons multiples sinon tapageuses, avec des pin-ups, d’anciens mannequins et des miss Ă  la recherche d’un beau parti. Pourtant, c’est elle, Angie, qu’il a choisie. Entre eux, ça a collĂ© tout de suite. Dès le dĂ©but, il sut se montrer respectueux et attentionnĂ©. Tendre. Tendresse jamais dĂ©mentie depuis leur première nuit, mĂ©morable. Car Marc est aussi un amant hors pair, ou bien c’est juste que leurs corps et leurs envies Ă©taient faits pour se rencontrer. Marc ne souffre d’aucune faiblesse pour ce qui est du sexe. Il fait preuve d’une crĂ©ativitĂ© toujours renouvelĂ©e et de beaucoup d’humour, ce qu’elle aime particulièrement. L’amour tragique l’horripile, bien qu’elle ne le connaisse que par ouĂŻ-dire. Marc, toujours en douceur, invente des scĂ©narios rigolos et l’envoie dans les Ă©toiles. Jamais elle n’aurait cru que le sexe puisse ĂŞtre aussi intĂ©ressant, aussi variĂ©. Elle rougit du seul mot qui lui vient Ă  l’esprit. Salope. Jamais elle n’aurait pensĂ© ĂŞtre aussi salope. Elle tourne et retourne le mot dans tous les sens, salope, et elle sent ses genoux s’entrouvrir sans intervention de sa volontĂ©, toute sa conscience est dans son vagin. Salope. Un mot qui n’a jamais Ă©tĂ© prononcĂ© entre eux, leurs Ă©bats dĂ©complexĂ©s Ă©voluent bien au-dessus des noms d’oiseaux. Le papa, Ă  la table voisine, lui jette de frĂ©quents regards. Sans doute a-t-il perçu son trouble. Marc. L’homme de sa vie, l’homme avec qui elle veut passer sa vie. Après quelques mois de rendez-vous, de plus en plus frĂ©quents, de longues soirĂ©es de conversations entremĂŞlĂ©es de sexe, de week-ends en amoureux, Marc a mis un genou en terre pour lui demander sa main. Epouse-moi, mon amour ! Angie, qui n’avait rien vu venir, qui n’avait mĂŞme jamais imaginĂ© que ça puisse lui arriver, a littĂ©ralement fondu en larmes, son cĹ“ur cherchant Ă  s’Ă©chapper de sa poitrine menue pour se prĂ©cipiter Ă  la rencontre de Marc, prince charmant. Si maman Ă©tait lĂ  ! Pour la mère d’Angie, Caroline, les choses de l’amour et les choses du sexe, confondues, se rĂ©sumaient en trois phrases. Une sortie au cinĂ©ma, Ă  la fĂŞte foraine, Ă  la campagne, tu l’embrasses avec la langue. Un dĂ®ner au restaurant, tu couches. Un week-end Ă  l’hĂ´tel, s’il se conduit bien, tu l’Ă©pouses. Caroline est avant tout une pragmatique. Angie, en revanche, est une romantique. Angie a dit oui oui oui, Ă©perdue d’Ă©motion. Et tout de suite après, le bĂ©mol. Bien sĂ»r, il faudra que tu cesses de travailler.

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Angie pense Ă  son mĂ©tier, ce mĂ©tier qui fait problème entre eux. Ce n’est pas tant qu’elle travaille, qui incommode Marc. C’est un homme moderne, qui respecte les femmes et ne les tient pas pour des idiotes. Hommes et femmes sont diffĂ©rents, mais Ă©gaux. Ça ne fait aucun doute pour lui. Encore un point sur lequel Marc est irrĂ©prochable. Non, c’est la nature de son mĂ©tier, qui le gĂŞne. Angie est thanatopractrice. Un nom bien dur Ă  prononcer, surtout au fĂ©minin, pour une profession si douce et si indispensable. Marc est en retard, quelque vingt minutes. Angie lève son joli bras pour faire signe au garçon. Le papa – c’est confirmĂ©, Papa, je peux avoir un milk-shake ? apprĂ©cie du coin de l’œil. Boulangerie et librairie ne dĂ©semplissent pas. Des passants se croisent et se saluent, ou pas, qui une baguette sous le bras, qui un bouquet d’anĂ©mones Ă  la main. Un chien renifle avec insistance l’angle du distributeur de billets. Angie pense Ă  ses dĂ©funts. Ă€ tout ce qu’elle leur doit. On dit « dĂ©funt » quand il s’agit d’un monsieur, « dĂ©funte » quand il s’agit d’une dame, Ă  l’exclusion de tout autre vocable. Jamais « mort » ou « corps », ce serait trop trivial. Ă€ de très rares exceptions, Angie ne connaĂ®t pas le nom de ses dĂ©funts. Des gens âgĂ©s pour la plupart, mais pas toujours. La première fois, c’Ă©tait une vieille dame, une mamie dont les enfants et les petits enfants Ă©taient rĂ©unis dans le salon pendant qu’Angie officiait dans la chambre Ă  coucher. Celle-lĂ  s’appelait Madame NoĂ«lle, Angie s’en souvient car c’Ă©tait la toute première. Un premier dĂ©funt, c’est comme un premier amant. On ne l’oublie jamais complètement. La vieille dame Ă©tait dĂ©cĂ©dĂ©e chez elle, au milieu de ses proches, on s’en Ă©tait aperçu tout de suite. Aussi Ă©tait-elle Ă  peine froide lorsque Angie Ă©tait arrivĂ©e. Messieurs-Dames, je viens faire la toilette de la dĂ©funte.

Dans le fond, il est assez logique que Marc ait posĂ© une exigence. Toute la vie d’Angie s’est construite autour des hommes et de leurs exigences. Enfant, dissimulĂ©e dans les branches du cerisier, Ă  la belle saison, ou dans la cabane Ă  outils en hiver, elle guettait le retour de son père Ă  la maison. Il disparaissait des journĂ©es entières, les laissant seuls, sa mère, ses frères et Angie, Ă  la fois soulagĂ©s de profiter d’une journĂ©e entière de rĂ©pit, durant laquelle on pouvait enfin s’exprimer comme on voulait, et inquiets quant Ă  son humeur du soir. Le père d’Angie n’avait pas toujours le vin mauvais. La plupart du temps, il rentrait en chantant, avançant prudemment sur des chaussures Ă  bascule, puant l’alcool par tous les pores. Il bisouillait sa femme et ses enfants, la bave au coin des lèvres, la larme Ă  l’œil, avant de s’affaler, d’un seul coup d’un seul, sur le divan, et de se mettre Ă  ronfler la bouche ouverte. Lorsque Angie, le lendemain, partant pour l’Ă©cole, pĂ©nĂ©trait dans la grande pièce, Ă  la fois salon et salle Ă  manger, il n’Ă©tait plus lĂ . Mais parfois, sans qu’on sut exactement Ă  quelles circonstances c’Ă©tait dĂ», le père d’Angie revenait de sa virĂ©e d’une humeur exĂ©crable, maudissant la vie et les hommes, l’insulte Ă  la bouche. Les coups pleuvaient alors sur le malheureux ou la malheureuse qui se trouvait sur son chemin. Ils avaient appris Ă  disparaĂ®tre, chacun dans sa cachette. Angie, cadette de la fratrie, prĂ©posĂ©e Ă  monter la garde, donnait l’alerte dès qu’il pointait le bout de son nez au fond de l’impasse. Jusqu’Ă  ce qu’il s’effondre dans un fossĂ©, un matin de dĂ©cembre après une nuit bien arrosĂ©e. On l’avait retrouvĂ© plusieurs jours plus tard, après que la neige avait fondu, raide mort, transformĂ© en glaçon.

Angie ne s’est jamais mariĂ©e. Elle n’a pas d’enfants. Ce n’est pas qu’elle fĂ»t dĂ©goĂ»tĂ©e des hommes, non, seulement cela ne s’est pas fait, c’est tout. Son premier petit ami, Bernard, n’Ă©tait pas bien finaud. Elle est bien incapable aujourd’hui, de se souvenir de ce qu’elle lui trouvait. Il a fait long feu. Puis il y eut David, Billy, Arthur, chacun quelques semaines. Au premier dĂ©saccord, Angie prenait la tangente. Il n’est pas vrai qu’on doit absolument reproduire les choix de ses parents. MĂŞme si a la fin ça revient au mĂŞme. Pour ou contre, on se construit toujours par rapport Ă . Puis il n’y eut plus personne pendant très longtemps. Et un jour Francis Ă©tait apparu. Simple, amical, naturel. Ils avaient Ă©cumĂ© ensemble les dernières salles d’art et d’essai et discouru des heures entières des mĂ©rites comparĂ©s de Franck Capra et d’Ernst Lubitsch, avant qu’il ose enfin lui prendre la main dans le noir, durant une projection de « Stalker » d’Andrei Tarkovsky. Elle l’avait acceptĂ© pour amant, peu de temps après ils avaient emmĂ©nagĂ© ensemble. Angie suivait des Ă©tudes de littĂ©rature qui ne la passionnait pas vraiment. Francis se formait Ă  la biologie. Il dĂ©crocha son diplĂ´me avec les fĂ©licitations du jury, et, la semaine suivante, un poste dans un labo, Ă  plus de trois cents kilomètres de Pau. Angie quitta la fac et le suivit sans vraiment Ă©prouver d’Ă©tat d’âme. Elle trouva un boulot dans un fast-food, qui la lassa très vite – elle prĂ©fĂ©rait quand mĂŞme la littĂ©rature – mais ils n’avaient pas vraiment les moyens de se passer de son salaire. Francis s’absorbait dans son travail. Elle avait des horaires dĂ©calĂ©s, bossant aussi samedis et dimanches, qui ne leur permettaient pas de passer ensemble tout le temps qu’il aurait fallu. Ils n’allaient plus au cinĂ©ma. Leurs relations commencèrent Ă  s’effilocher, sans mĂŞme qu’ils s’en aperçoivent.

C’est alors qu’elle rencontra Maxime. Il battait la semelle sur le trottoir, agitant un panneau « nĂ©faste food, assez de malbouffe pour nos enfants », parmi une poignĂ©e de manifestants convaincus. Il l’aborda franco en lui demandant pourquoi elle travaillait pour un endroit pareil. Elle rĂ©pondit que c’Ă©tait tout ce qu’elle avait trouvĂ©, et d’ailleurs, elle ne savait faire que ça. Ils engagèrent la conversation si bien, que, quelques jours plus tard, ils se retrouvaient pour boire un pot sous les arcades. Maxime Ă©tait Ă©ducateur de jeunes enfants, passionnĂ© par son mĂ©tier. Il s’allumait comme une guirlande de NoĂ«l quand il parlait des gosses, intarissable. De plus, il Ă©tait très joli garçon, ce qui ne gâchait rien. Ils se virent, se revirent, arriva ce qui devait arriver. Angie quitta Francis et s’installa chez Maxime. Elle entama, sous sa houlette, une formation pour devenir, elle aussi, Ă©ducatrice de jeunes enfants. Elle y rĂ©ussit très bien, dĂ©crocha son diplĂ´me, intĂ©gra, Ă  mi-temps, la crèche oĂą travaillait Maxime. Elle dut bien s’avouer, qu’au contraire de lui, elle ne se sentait pas particulièrement proche des gamins. C’est vrai qu’ils Ă©taient parfois mignons et mĂŞme touchants, mais enfin il fallait sans cesse les canaliser, les empĂŞcher, les encadrer, montrer, expliquer, consoler… La vigilance permanente Ă  laquelle il fallait s’astreindre pour que tout se passe bien lui paraissait dĂ©mesurĂ©e pour de si petits ĂŞtres, encore si imparfaits. Angie et Maxime Ă©taient heureux. Ă€ ce dĂ©tail près que Maxime aurait voulu un enfant Ă  eux, voire deux ou trois, et qu’Angie n’Ă©tait pas du tout prĂŞte. Elle se disait qu’elle avait le temps. Aussi tomba-t-elle de haut lorsqu’il lui annonça qu’il la quittait pour vivre avec une de ses collègues dont la taille avait commencĂ© Ă  s’arrondir, et qu’il Ă©tait le père de l’enfant. Il lui demanda de dĂ©missionner, afin de ne pas rendre la situation plus difficile. Comment vivre tous sous le mĂŞme toit, fut-il professionnel ? BlessĂ©e, en colère, Angie serra les dents et quitta la crèche sur l’heure, puis elle vida l’appartement de toutes ses affaires, pour s’installer provisoirement chez une amie. Cette amie lui apprit, gentiment, qu’elle aussi avait couchĂ© avec Maxime, plus d’une fois, et que donc, Angie ne devait pas regretter un tel bonhomme, n’en valant pas la peine. Angie, dĂ©boussolĂ©e, laissa tout en plan et prit le premier train en partance. Elle se rĂ©fugia chez son frère aĂ®nĂ©.

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Angie sirote son deuxième cafĂ© Ă  petites gorgĂ©es prudentes, plongĂ©e dans ses pensĂ©es. Elle tire les fils de son passĂ© et se remĂ©more les hommes de sa vie. Son père, ses petits amis, Francis, Maxime, son frère et maintenant, Marc. Tout est dans l’ordre, suivant une logique imparable. Elle a rencontrĂ© Marc Ă  la danse. Tous les mardis soirs d’Angie sont consacrĂ©s au cours de salsa, tous les jeudis au tango, d’abord le cours, puis la milonga. Marc a fait son apparition un jeudi soir, tombant du ciel. Ils se sont trouvĂ©s en dansant, Ă  l’Ă©coute l’un de l’autre, leurs corps si proches s’accordant dès la première mesure, comme par magie. Marc venait d’entrer dans sa vie. La danse, ça lui Ă©tait venu curieusement, comme une Ă©vidence, Ă  l’occasion d’une toilette funĂ©raire. Elle avait eu Ă  prendre soin d’un dĂ©funt, qui l’avait beaucoup Ă©tonnĂ©e. Un vieil homme, dont la chambre Ă  coucher, dans laquelle il reposait sur un lit Ă  baldaquin en cuivre encombrĂ© de coussins noir et or, Ă©tait meublĂ©e de strass, de plumes et de perles, deux miroirs muraux de trois mètres de long sur deux de haut se faisant face, mise en scène de mise en abyme. Des affiches de spectacles couvraient les deux autres murs, des spectacles de danse. Une coiffeuse cernĂ©e d’ampoules et couverte de pots et de flacons, houppettes, brosses, pinceaux, trĂ´nait près de la porte. Mise Ă  part la prĂ©sence incongrue du lit et de son occupant, on se serait cru au Casino de Paris, dans la loge d’une meneuse de revue. La première surprise passĂ©e, Angie s’Ă©tait affairĂ©e autour du dĂ©funt, ainsi qu’elle le faisait toujours. Avec beaucoup d’Ă©gards et aussi un peu de curiositĂ©, elle l’avait dĂ©shabillĂ©, dĂ©sinfectĂ©, lavĂ©. Il avait le corps d’un danseur, muscles longs, pas un iota de graisse, une jolie peau parcheminĂ©e qu’elle avait eu envie de caresser doucement. Elle s’Ă©tait retenue. Pas d’abus de familiaritĂ©, jamais. PrĂŞtresse d’un temps nouveau, Angie accompagnait les dĂ©funts, les prĂ©parait au dĂ©part pour un autre Ă©tat. Investie d’une mission de la plus haute importance, sacrĂ©e, mĂŞme, elle savait observer une distance respectueuse, doser bienveillance et quant-Ă -soi, allier douceur et cĂ©rĂ©monie, tact et rituel de passage. Poser les couvre-Ĺ“ils. Injecter le formol dans les artères. Faire un point de bouche. Les dĂ©funts ont la bouche ouverte. Certains vous diront que c’est pour laisser sortir l’âme du corps, Angie pense que c’est parce qu’ils ont faim une dernière fois. Faim d’attentions, de douceur, de respect. Angie leur procure tout ça, et plus encore. La toilette du danseur terminĂ©e, Angie s’Ă©tait permis une lĂ©gère entorse Ă  sa ligne de conduite, prenant quelques minutes pour dĂ©tailler les affiches de spectacle, sans toucher Ă  rien. Elle avait chassĂ© le mot « travesti » de son esprit. Artiste lui parut plus appropriĂ©. Le vieil homme Ă©tait un artiste. Un danseur de salsa. Le soir mĂŞme, elle avait cherchĂ© sur internet, un cours de danse dans son quartier. Une fois drainĂ©s les fluides corporels, boucher les orifices et suturer. Habiller la personne avec les vĂŞtements remis par la famille. La coiffer. La maquiller pour lui donner bonne mine. Il faut que le dĂ©funt ait l’air d’ĂŞtre endormi.

Une autre fois, on l’avait appelĂ©e pour un homme jeune. Un motard qui avait rencontrĂ© une barrière « de sĂ©curité ». La toilette s’Ă©tait dĂ©roulĂ©e Ă  la morgue de l’hĂ´pital, le dĂ©funt Ă©tait presque en deux parties, l’abdomen tranchĂ© par l’obstacle. Un grand jeune homme, tatouĂ© de la tĂŞte aux pieds. Elle avait Ă©tĂ© profondĂ©ment impressionnĂ©e par les lignes bleues, comme si tout le sang, d’un coup, Ă©tait montĂ© Ă  la surface de la peau. Sur un bras s’enroulait un serpent s’apprĂŞtant Ă  croquer une pomme ronde, disposĂ©e sur l’Ă©paule. Le torse Ă©tait un arbre et dans les branches se cachaient un Bunny, le Chat du Cheshire, un corbeau noir qui tenait dans son bec un rubis. Sur le bras gauche une pin-up et un squelette souriant dansaient dans un envol de papillons. La cuisse droite s’ornait d’un tigre, le mollet droit d’un dauphin. Ă€ gauche un dragon Ă©voluait au-dessus d’un cheval au galop. Angie avait Ă©tĂ© tentĂ©e de le retourner complètement. Qu’y avait-il dans son dos ? Sur ses fesses ? Un dĂ©funt le nez dans l’oreiller, cela ne se fait pas. Mais elle y avait repensĂ© le soir, et aussi le lendemain. Et puis elle s’Ă©tait intĂ©ressĂ©e aux salons de tatouage du centre-ville. Enfin, après mĂ»res rĂ©flexions, elle avait optĂ© pour un envol de libellules au-dessus du sein gauche, invisibles. Ces libellules que Marc avait beaucoup câlinĂ©es. Leur première fois, il les avait caressĂ©es longuement du bout des doigts, puis du bout de la langue, avant de descendre lentement, comme Ă  regret, vers la serrure de son nombril.

Angie, rapidement, s’Ă©tait mise Ă  parler Ă  ses dĂ©funts, dans l’intimitĂ© Ă©trange, Ă  nulle autre pareille, qui se nouait dans ces chambres inconnues. Donnez-moi votre main, chère madame, je vais vous faire les ongles. Ça y est, cher monsieur, c’est terminĂ©, voulez-vous m’aider Ă  vous enfiler votre pantalon. Pour le jeune homme tatouĂ©, comme pour le vieil homme qui dansait la salsa, rien de tout ça. Elle leur devait beaucoup, Ă  ces deux-lĂ . Encore des hommes, d’ailleurs. DĂ©cidĂ©ment. Sa vie professionnelle n’a pas vraiment changĂ©, dans le fond. Depuis la crèche et les soins Ă  donner Ă  des enfants pas toujours sympathiques et souvent agitĂ©s, elle est passĂ©e Ă  la thanatopraxie. Un grand calme s’est installĂ© dans sa vie, Ă  tous les degrĂ©s. Elle a remerciĂ© pour ça. Elle avait besoin de se retrouver, de rĂ©flĂ©chir. Angie apprĂ©cie la solitude depuis toujours. Aussi, quand le pĂ´le emploi lui a proposĂ© une formation en thanatopraxie et que, quelques jours plus tard, son frère lui a expliquĂ© qu’un de ses amis cherchait de l’aide pour le seconder au centre funĂ©raire et qu’il avait du mal a trouver quelqu’un qui fasse l’affaire, n’a-t-elle pas rĂ©flĂ©chi longtemps. Il faut apprendre Ă  Ă©couter. Savoir reconnaĂ®tre ce que la vie vous envoie, mĂŞme si vous ne comprenez pas tout. Et puis un boulot, c’est un boulot, se disait-elle. Les morts valent bien les vivants. Les vieux valent bien les enfants. Ce qui compte c’est de servir Ă  quelque chose, non ? Tout au long de sa formation, Angie se demandait avec anxiĂ©tĂ© si elle serait capable de supporter, Ă  la longue, tous ces visages dĂ©funts. Ă€ la perte d’un proche, on reste longtemps hantĂ© par son dernier visage. Angie n’aurait pas voulu ĂŞtre visitĂ©e par tous les dĂ©funts dont elle aurait Ă  s’occuper. Chaque nuit elle faisait des songes Ă©tranges, ni rĂŞves, ni cauchemars, dans lesquels elle Ă©tait visitĂ©e par tout un panthĂ©on de visages, masques mortuaires alignĂ©s comme pour la parade, se penchant au-dessus de sa couche pour l’observer, juste avant qu’elle ne s’Ă©veille. Toujours, lorsqu’elle a terminĂ© un soin, rangĂ© tout son attirail dans les deux valises hermĂ©tiques, Angie dit Ă  haute voix voilĂ , c’est fini et ajuste une dernière fois, dĂ©licatement, inutilement, le col du vĂŞtement, posĂ© dĂ©jĂ  de façon parfaite. Puis elle s’incline devant le corps avant d’ouvrir la porte et d’appeler la famille. Elle prend ensuite congĂ© rapidement. Une fois dans la voiture, elle allume le lecteur mp3 pour Ă©couter le Very Best Of Tango Argentino, qu’elle chante sur la route du retour. Elle est bien. Elle a fait un boulot parfait, rempli une mission qu’elle seule peut accomplir. Elle a aidĂ©. Elle peut ĂŞtre fière. Elle est fière. Les dĂ©funts dont Angie s’occupe sont entre de bonnes mains. Si les âmes sont immortelles, qu’elles partent en toute quiĂ©tude. Les familles peuvent garder une image moins violente de leurs dĂ©funts et commencer le lent processus de deuil.

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Ă€ sa nouvelle amie, Annie, qui lui demandait tout Ă  trac combien de morts elle avait toilettĂ©s, Angie a rĂ©pondu au moins autant que j’ai mouchĂ© de mioches, sinon plus. Elle n’a jamais comptĂ©. Cette manie de compter tout le temps ! Compter ses sous, compter ses pas, compter les mailles d’un tricot… Mais compter ses amis, ses amants, ses dĂ©funts…  MĂŞme si elle sait bien qu’un dĂ©funt, ce n’est pas tout Ă  fait une personne. DĂ©jĂ , vivant, l’enveloppe n’est pas tout, loin de lĂ . Une fois passĂ© de l’autre cĂ´té… parfois, quand mĂŞme, c’est difficile. Hier encore, Angie a procurĂ© des soins Ă  une mamie. Fermant la boucle. Cette mamie-lĂ  n’Ă©tait pas comme la première, Madame NoĂ«lle. DĂ©cĂ©dĂ©e depuis plusieurs jours, abandonnĂ©e dans son lit Ă  peine recouverte d’un drap, elle n’Ă©tait pas belle Ă  voir. Il a fallu la transporter au laboratoire rapidement. Une grande femme maigre comme un coucou, juste la peau sur les os, le teint couleur bronze, Ă  cause de la putrĂ©faction en train de s’installer dans les tissus. Angie, Ă  force de dĂ©vouement et d’application, a fait des miracles, rĂ©cupĂ©rant une couleur Ă  peu près normale pour les mains et le visage, masquant le dĂ©but de la dĂ©composition. PlacĂ©e d’autoritĂ© sur un lit de glace au crematorium – pas possible de la conserver chez elle dans cet Ă©tat, la vieille dame serait incinĂ©rĂ©e lundi matin. D’après ce qu’Angie a cru comprendre, la dĂ©funte vivait avec sa fille et sa petite-fille. Pourtant, elle est restĂ©e seule, trois longs jours, dans sa chambre ouverte Ă  tous les vents. OĂą Ă©taient-elles, fille et petite-fille qui attendaient dans le salon rĂ©servĂ© aux familles qu’Angie ait terminĂ© pour entrer se recueillir ? Elles se regardaient en chiens de faĂŻence, ces deux-lĂ  ont quelque chose Ă  se reprocher. Qu’est-ce qui peut bien fâcher autant que mĂŞme devant une mère dĂ©funte, on ne dĂ©sarme pas ?

Angie a aussi appris très vite Ă  noyer le poisson lorsqu’on lui demande quel mĂ©tier elle exerce, car beaucoup de personnes ne comprennent pas, poussent des hauts cris, dĂ©goĂ»tĂ©es. En gĂ©nĂ©ral, elle rĂ©pond je travaille dans les pompes funèbres. Ou bien je donne des soins Ă  domicile. C’est ce qu’elle a rĂ©pondu Ă  Marc, la première fois. Et puis, quand mĂŞme, leur relation devenant rapidement exclusive, elle s’est expliquĂ©e avec un peu plus de dĂ©tails. Marc travaille dans l’informatique. Il a crĂ©Ă©, avec un associĂ©, une boĂ®te appelĂ©e Soluce Informatique qui vend du matĂ©riel Ă  de grosses sociĂ©tĂ©s, sur appels d’offres, et en assure la maintenance. Ça marche bien. Angie a posĂ© un tas de questions, elle voulait tout savoir, Ă  quoi il passe ses journĂ©es, qui sont ses clients, ses concurrents, Marc est le commercial de l’Ă©quipe. Quel mĂ©tier passionnant, comme c’est intĂ©ressant. Ă€ son tour, Marc a posĂ© la question, Ă  laquelle elle s’attendait, qu’elle espĂ©rait, mĂŞme, tout en la redoutant. Mais la rĂ©action de Marc, lorsqu’elle a prononcĂ© ces mots je suis thanatopractrice, a mis en Ă©vidence une faille dans son caractère. Des morts ? Tu t’occupes des morts ? C’est dĂ©gueulasse. Mais pourquoi fais-tu ce mĂ©tier affreux ? Alors Angie a expliquĂ©, longuement, patiemment. Les dĂ©funts sans dĂ©fense, la douleur ou l’hĂ©bĂ©tude des proches, les rituels d’embaumements dont la tradition remonte Ă  la nuit des temps. Elle s’est ouverte comme jamais avec personne avant lui, durant des heures, tard dans la nuit, ne lui cachant rien qu’elle pourrait regretter ensuite. Mais il a refusĂ© de comprendre, et plus grave, refusĂ© de l’accueillir telle qu’elle est, sentinelle au seuil du monde des vivants, sage-femme Ă  l’envers. Mais le lendemain, c’Ă©tait comme si rien de tout cela n’avait Ă©tĂ© dit. Au-delĂ  de cette conversation difficile, Marc est beaucoup trop intelligent pour y revenir, pour la harceler de questions. Ils ont continuĂ© de danser, de sortir, de faire l’amour… jusqu’Ă  la demande en mariage la semaine dernière. Ne rĂ©pond pas tout de suite, prend ton temps pour y rĂ©flĂ©chir, je souhaite passer le reste de ma vie Ă  tes cĂ´tĂ©s, ne traitons pas ça Ă  la lĂ©gère. Bien sĂ»r, il faudra que tu cesses de travailler.

Ils se sont donnĂ© rendez-vous, dimanche matin, dix heures, au Coq Hardi. Ou plutĂ´t, Marc a donnĂ© rendez-vous. Dix heures trente. Prend tes affaires de plage, je t’emmène en week-end. Le petit garçon est parti avec sa maman. Le papa est restĂ©. Encore un couple sĂ©parĂ©, une garde partagĂ©e. Un grand chien jaune se balade en levant la patte, de jardinière en rĂ©verbère. Des pigeons se disputent un morceau de croissant. Un 4Ă—4 gris quitte le stationnement et le coupĂ© Audi bleu pĂ©trole de Marc prend sa place en deux coups de volant. Polo gris Ralph Lauren, pantalon de toile Ă©cru dĂ©contractĂ©, espadrilles blanches, Marc est le plus bel homme de la place, sans contestation possible. Le plus Ă©lĂ©gant. C’est mon homme, se dit Angie. Marc se dirige vers elle, un large sourire aux lèvres. Angie peut sentir le regard des autres femmes qui s’appesantit, s’attarde sur Marc, le sourire de Marc, le corps souple de Marc. Puis sur elle, Angie, dès qu’elles ont identifiĂ© l’objet du sourire, la rivale, l’Ă©lue, la dĂ©taillant, la soupesant. Marc, souriant, se penche pour l’embrasser. Il croise son regard et se fige. Son sourire disparaĂ®t lentement, il interroge du regard. « Tu n’as pas de sac ? »  Angie secoue doucement la tĂŞte. MalgrĂ© sa peur de fondre en larmes, elle se lance : « Je ne viens pas en week-end. » Marc se redresse, incrĂ©dule. « Ah bon ? Pourquoi ? ». « J’ai changĂ© d’avis. La rĂ©ponse est non« . Il souffle par la bouche, d’un coup, en regardant au loin. Puis la regarde de nouveau, au fond des yeux. « OK ! » Tranche-t-il. Comme une lame de couteau qui sĂ©parerait passĂ© et prĂ©sent, avant et maintenant, annulant le monde connu, plongeant du mĂŞme coup l’avenir dans un brouillard glacial. Marc tourne les talons et s’en retourne vers sa voiture qu’il ouvre de loin, clin d’œil des phares de l’Audi.

Angie tremble comme une feuille un soir de grand vent. Je l’ai fait. Elle avale d’un coup son deuxième verre d’eau, qu’elle repose peut-ĂŞtre un peu trop bruyamment sur le marbre, dĂ©pose quelques pièces sur la table. Le papa se penche vers elle.

    –Allez-vous bien, madame ? Je peux vous aider ?

    –Non merci.

    –SĂ»r ? Vous n’avez pas l’air bien. Vous ĂŞtes toute blanche.

    -J’ai l’habitude, merci.

    –Ça ne me dérange pas, vous savez. On dirait que vous avez vu un mort !

Angie ne peut retenir son rire. Ce monde est merveilleux d’ironie, dĂ©cidĂ©ment.

    –Ne vous inquiĂ©tez pas pour moi. Tout va bien. C’est plutĂ´t moi qui vais au secours des gens, d’habitude.

    -Ah ? C’est vrai ? Vous faites quoi dans la vie ?

Encore un qui se croit irrĂ©sistible ! Angie fouille dans son sac Ă  main et se penche Ă  son tour vers le papa. Avec un regard gourmand, dĂ©tachant nettement les syllabes pour ĂŞtre certaine d’ĂŞtre bien comprise, elle sourit de toutes ses dents, en mĂŞme temps qu’elle glisse une carte de visite dans la poche du type : Angie Marelle – Thanatopraxie.

    –Je suis croque-mort.

Elle s’Ă©loigne, le laissant bouche bĂ©e Ă  la terrasse du Coq Hardi, place du MarchĂ© aux fleurs, anciennement place des ÉchauffourĂ©es.

 

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4 rĂ©ponses Ă  “🎧📖[roman] Toute la lumière – chapitre 3”

  1. Sylvette Spinard dit :

    Bravo, je suis bluffĂ©e !!! J’adore et j’admire la performance, j’ai hâte de lire le prochain chapitre !
    C’est un encouragement pour toutes ceux et celles qui aiment Ă©crire ; quel rythme, quelle superbe imagination !!!

    1. Merci Sylvette ! Je m’accroche. La trame de l’histoire est prĂŞte, elle se modifiera encore un peu -se prĂ©cisera- mais le plus dur est de publier quelque chose qui n’a pas assez reposĂ© pour y revenir avec un oeil neuf. Le rythme que je m’impose ne me permet pas de faire appel Ă  un bĂ©ta lecteur. J’assume. Je crois comprendre que vous aimez Ă©crire aussi ?

  2. Fabienne Kienlen dit :

    Mais vraiment Sylvie, c’est un grand plaisir de te lire !! Merci et vivement la suite !!!

    1. YOUPI… J’ai au moins 4 lectrices ! Et un lecteur ! J’avance. Merci pour ton commentaire Fabienne. Bises

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