Technique narrative : Installer le suspense dès l’incipit

Cette série de billets n’a pas d’autre ambition que d’illustrer par l’exemple des techniques narratives éprouvées.

CREER L'ATTENTE

Nous en avons terminé avec La Religion, de Tim Willocks. Si vous avez raté les billets concernant ce roman, ça se passe ici (écrire une scène de combat), ici (Héros Vs Fatalité) ou ici (Délivrer la philosophie du héros).

Dans un tout autre genre, je vous propose de voir aujourd’hui comment Robert Goolrick installe le suspense dès les premières pages de son roman « Arrive un vagabond ».

Pour mémoire, le suspense, c’est ce qui « suspend » le souffle du lecteur, un moment d’attente mâtinée d’angoisse durant lequel on sait qu’il va se passer quelque chose, mais pas exactement quoi ni comment. Créer l’attente est le moyen imparable d’inciter le lecteur à continuer de lire.

Au cinéma, c’est bien souvent la musique qui remplit cet office, envoyant le signal que quelque chose est en train de se préparer. L’éclairage également, et les mouvements de caméras. Mais en littérature, les seuls artifices dont nous disposons sont les mots, leur rythme et leur place dans la phrase.

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Et ce n’est pas si simple que ça en a l’air.

Sans compter que ce qu’il se produit de si terrible, qui justifie le recours au suspense, arrive le plus souvent à la fin. Il faut donc que le lecteur arrive lui aussi jusque là, sans lassitude, et si possible, crescendo. Qu’il ait de plus en plus envie de savoir, qu’il ait besoin de savoir.

Ne faites pas monter le suspense si finalement il ne se passe rien, un lecteur frustré est un lecteur qui vous détestera. La montagne ne doit pas accoucher d’une souris.

Goolrick s’y colle, et plutôt bien. Jugez plutôt.

Extrait :

extrait de texte

Semer le doute pour rapprocher le lecteur du narrateur

Cet incipit attrape le lecteur par plusieurs bouts, si vous me permettez de m’exprimez ainsi.

Regardons de plus près.

Le narrateur est âgé, il nous raconte des faits survenus soixante ans auparavant.

Plutôt que de nous dire « je m’en souviens comme si c’était hier », ce qui aurait été d’une banalité à pleurer, il commence par jeter lui-même le doute en arguant de sa mémoire parfois défaillante. C’est très habile, cela permet au lecteur, d’emblée, de se sentir concerné.

Car à une entrée en matière comme « Bien sûr, il y a des événements dont on est certain qu’ils ont eu lieu, sur lesquels on peut sans hésiter mettre une date et une heure, à la minute près, mais, si on y réfléchit, ça concerne surtout ce qui arrive aux autres », on ne peut qu’acquiescer.

D’une histoire personnelle à l’histoire de tous

Nous apprenons ensuite que « Aujourd’hui encore, les gens (lui) posent des questions sur ce qui s’est passé et pourquoi. »

Il s’agit donc de faits qui dépassent l’histoire personnelle du narrateur, ils ont marqué durablement toute la communauté.

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Ca vaut donc la peine de s’y intéresser, même soixante ans plus tard. La mayonnaise est en train de prendre.

Approcher la dimension du mythe

Goolrick continue de faire monter sa sauce : « …il n’en reste que les on-dit, et le mythe – je ne vois pas comment l’appeler autrement. »

Ah ! Ce n’est plus une histoire, ce n’est plus un événement, c’est un mythe.

Voila qui a de la gueule.

Un crime (ou plusieurs ?)

Et puis, enfin, le début de l’histoire proprement dite… « C’était une ville dans laquelle on n’avait jamais commis aucun crime. »

Donc ce fameux mythe est relié à un crime.

Comme chacun sait, le crime fait vendre. Le crime est un ressort dramatique puissant.

Mais comment diable passe-t’on « d’une ville dans laquelle on n’avait jamais commis aucun crime » à un mythe dont on parle encore soixante ans plus tard, à propos duquel surgissent encore des questions aujourd’hui ?

Voila qui met l’eau à la bouche, n’est-ce pas ?

La lente montée du désir

Notez bien que le roman pourrait très bien débuter par « C’était une ville dans laquelle on n’avait jamais commis aucun crime.« 

Mais Robert Goolrick est plus malin que ça.

En commençant par mettre en avant la mémoire étrangement sélective, la façon dont le narrateur en à été changé à jamais, les on-dit et les ouï-dire qui vont avec, Goolrick met le lecteur dans sa poche et installe tranquillement un sentiment d’attente qui donne envie d’apprendre la suite.

Et quand l’histoire commence enfin, le lecteur est mûr pour s’enfoncer dans ses coussins et oublier le reste.

Peut-être cela vous sera-t-il utile.

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Là-dessus, je vous souhaite la meilleure journée possible.

A la prochaine.

Exercice :

  • A partir d’un texte dont vous êtes l’auteur/rice, réécrivez l’incipit pour créer un sentiment d’attente en utilisant tous les ingrédients de la sauce Goolrick.
  • Voyez ce que cela change et comment votre écriture évolue dans ce sens.

Retrouvez-moi aussi dans l’Atelier de Fiction, le groupe des auteurs qui s’adonnent à l’entraide et travaillent leur plume sans relâche.

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