7 études de cas pour bien décrire les lieux 🎧🖋️

Comment décrire les lieux ? Qu’y mettre de plus qu’une bête énumération ?

Tout comme la vraie vie, le roman se déroule dans des lieux, qui peuvent être des lieux intimes (un appartement, une salle de bain), des lieux publics (une université, une rue), de vastes lieux (une ville, un pays) ou encore des lieux imaginaires (le laboratoire d’un savant fou, par exemple).

Comment décrire ces lieux de façon à apporter plus au lecteur ?

Je vous propose sept études de cas rapides afin d’y voir plus clair.

A chaque histoire son contexte, à chaque récit son décor.

Selon le point de vue adopté, selon que le narrateur est omniscient ou pas, selon le degré de détachement choisi, entre décrire froidement les faits et détailler les émotions des personnages, les descriptions de lieux ne seront pas les mêmes.

Des descriptions, il en faut, mais pas n’importe comment. Avant de nous embarquer ensemble, rappelons quand même deux ou trois fondamentaux.

Décrire le lieu, à quoi ça sert ? 

Si j’en crois Julien Hirst, sur son excellent blog, Le Fictiologue  :

 » … la description de lieu, c’est comme le décor au théâtre, cela pose un cadre et un contexte à l’action des personnages, et, même à notre époque qui boude le mode descriptif, on la retrouve fréquemment dans la plupart des romans, sous une forme ou sous une autre. » A l’appui, cette citation, tirée de Jules Vernes :

« Au-delà de l’étroit golfe, à droite, le regard s’arrêtait d’abord sur cette presqu’île de Rosenheat, où s’élève une jolie villa italienne appartenant au duc d’Argyle. A gauche, la petite bourgade d’Helensburgh dessinait la ligne ondulée de ses maisons littorales, dominées par deux ou trois clochers, son pier élégant, allongé sur les eaux du lac pour le service des bateaux à vapeur, et l’arrière-plan de ses coteaux égayés de quelques habitations pittoresques. »

Pour Martin, du non moins excellent blog Narration et caféine :

« Décrire sert à trois choses :

  1. Pour l’exposition. C’est à dire, présenter les caractéristiques de vos personnages, leurs problèmes, et les environnements dans lesquels ils évoluent.

  2. Générer des atmosphères en rapport avec le thème de votre roman.

  3. Communiquer de l’émotion au lecteur. »

Nous sommes d’accord. Atmosphères et émotions étant étroitement liées.

Une fois ceci établi, répondons à quelques questions :

  • Qu’est-ce que la description du lieu apporte à l’histoire ?
  • Que va-t-elle apprendre au lecteur sur les personnages, leur passé, leurs émotions ?
  • Sera-ce simplement un décor utile durant deux pages et puis ciao, ou un décor récurrent où prendront place beaucoup d’actions durant le récit ?

 

Les différentes sortes de lieu.

Le lieu personnage de fiction.

Et si c’était un personnage ? Comment ça, un personnage ? On ne parlait pas des lieux ? Oui, un lieu peut être aussi un personnage à part entière du récit. Je m’explique.

Pour le dystopique MacBeth de Jo Nesbo, paru en 2018 chez Gallimard, que je vous conseille vivement de lire de toute urgence si vous n’avez pas peur du noir et plus vite encore si vous en avez peur, frisson délicieux garanti, l’auteur actualise le mythe shakespearien.

L’action se situe dans « La Ville », univers clos dont on ne sort qu’en franchissant un pont autant physique que symbolique. « La Ville », c’est à la fois l’espace physique et les citoyens, l’ensemble formant une entité à part entière, agissant et réagissant à la manière d’un animal, un gros animal assoupi mais pouvant devenir dangereux dans le cas d’un réveil inopiné.

Il s’agit d’une ville imaginaire, encore qu’elle soit vraisemblablement inspirée de lieux connus de l’auteur. La Ville est un personnage à part entière du roman de Nesbo.

Pourtant, ce sont bien MacBeth, Duncan, Banquo, Lady MacBeth… qui sont les ressorts de l’action et les personnages principaux.

 

Autre cas presque semblable, dans La Nuit la plus longue, James Lee Burke revient sur l’ouragan Katrina et la rupture des digues mal entretenues qui ont détruit la Nouvelle-Orléans. Dave Robicheaux est chargé d’élucider deux meurtres au milieu du chaos.

Ici, une action fictive se déroule dans une vraie ville après une catastrophe hélas réelle.

La Nouvelle Orléans, ville martyre, est LE personnage central du roman, dont l’action est un prétexte a évoquer le désastre et l’incurie des autorités.

 

Entrons un peu dans le détail, au moyen de quelques études de cas.

CAS N°1 – Ernest Hemingway – Susciter une émotion sans la décrire.

Lisons tout d’abord un extrait :

« A l’automne, la guerre durait encore, mais nous n’y allions plus. Il faisait froid en automne à Milan et la nuit tombait très tôt. Alors les lampes électriques s’allumaient, et c’était très agréable de flâner dans les rues en regardant les vitrines. Il y avait beaucoup de gibier suspendu en dehors des boutiques : la neige saupoudrait la fourrure des renards et le vent agitait leur queue. Les daims, vidés, pendaient raides et lourds et des petits oiseaux s’agitaient dans le vent et le vent rebroussait leurs plumes. C’était un automne froid et le vent descendait des montagnes.

Nous allions tous à l’hôpital tous les après-midi et nous avions divers itinéraires pour nous rendre à l’hôpital en traversant la ville au crépuscule. Deux de ces itinéraires suivaient les canaux, mais ils étaient longs. Cependant, on finissait toujours par traverser un pont sur un canal avant d’entrer à l’hôpital. On avait le choix entre trois ponts. Sur l’un des trois, une femme vendait des marrons grillés. Il faisait chaud devant son fourneau à charbon de bois et, après, les marrons restaient chauds au fond des poches. L’hôpital était très vieux et très beau. On y pénétrait par une grande porte cochère. Puis on traversait une cour et on ressortait de l’autre côté par une autre porte. Souvent, des cortèges funèbres se formaient dans la cour. Derrière le vieil hôpital étaient installés les nouveaux pavillons en brique. Nous nous y retrouvions tous les après-midi. »

Tirés de Dans un autre pays, une nouvelle peu connue d’Ernest Hemingway, ces deux paragraphes sont, à mon sens, très intéressants à disséquer. J’ai posé des couleurs pour aider à la lecture analytique.

Le premier paragraphe nous parle essentiellement de l’automne, du froid et du vent.

3 x l’automne, 4 x le vent, 2 x le froid.

L’impression de balade tranquille suscitée par « très agréable de flâner dans les rues en regardant les vitrines » est tout de suite fracassée par ce qui suit, l’évocation des animaux morts qui pendouillent devant les boutiques, rappel de la guerre qui « durait encore« .

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A noter la très efficace figure, qui dirige l’attention, dans une même phrase, d’un daim raide et lourd aux petits oiseaux jusqu’au vent qui rebroussait leurs plumes. De plus en plus léger. Un peu de légèreté ne nuit pas, et même si la guerre dure, la vie naturelle continue comme à l’accoutumée, les oiseaux volent et le vent rebrousse leurs plumes.

Les oiseaux sauraient-ils quelque chose que les humains ignorent ? C’est bien possible. Le lecteur, qui vient d’encaisser la claque de voir la faune sauvage vidée et pendue à des crochets de boucherie, exposée dans les rues, respire, grâce au vent et aux plumes des petits oiseaux.

Dans le second paragraphe, on s’éloigne du général pour s’intéresser au particulier, la vie quotidienne de ces soldats démobilisés qui n’ont rien d’autre à faire de leurs journées qu’une grande balade qui les conduit toujours à l’hôpital. 5 x hôpital. L’hôpital, ce grand lieu fixe, très vieux et très beau, avec de grandes portes (x2), une cour (x2), ou l’on se rend en passant un pont ou un autre (x2). Auquel s’oppose l’errance de ses hommes, mise en évidence par son contraire, le vocabulaire du mouvement, itinéraire (x2), canaux (x2), cortège (x1). Notez aussi, avec l’anecdote des marrons, la symétrie de chaud (x2) avec l’emploi de froid (x2) au paragraphe précédent.

Hemingway ne nous dit rien de ce qui passe par la tête de ces hommes, il ne fait appel à aucune émotion. Tout au long du passage, les hommes sont évoqués par « on » ou « nous« . Le paysage, le contexte, est fixe, rigide. Jusqu’à la marchande de marrons qui s’installe toujours sur le même pont. Les hommes, seuls, bougent. Ils errent, prenant un chemin ou un autre, mais toujours à la fin, parviennent au même but, au même résultat. L’hôpital. (la guerre ? La souffrance ?)

Avec des mots simples, banals, même, Hemingway transcrit l’ennui de ces longues journées oisives et froides, à l’écart du front où se déroulent encore des opérations meurtrières, des boucheries, au moyen de répétitions et d’une construction qui ne doit rien au hasard. Un grand styliste.

Cas n°2 – Clément Lépidis – du décor vivant au narrateur, et retour.

Extrait de L’Or du Guadalquivir, de Clément Lépidis, éditions du Seuil :

« Le matin arriva sans autre transition qu’un reflet d’aube crue sur la sierra. Le ciel retenait en filigrane une agaçante lumière que la transparence de l’horizon faisait ressembler à du mica. J’avais été réveillé par le bruit lancinant des roues mâchant le métal brûlant des rails. Les femmes avaient sorti l’éventail. Elles étaient défaites, avachies, dépossédées de leur grâce sous la chaleur qui prenait d’assaut le wagon de si bonne heure. L’épouse du garde civil portait le masque des mauvais réveils; son mari dégrafa son col de chemise, suspendit sa veste au filet à bagages et remit son arme dans la valise. Son bicorne de cuir bouilli captait les rayons du soleil et me les renvoyait à la façon d’un miroir. Je n’osais faire un geste de peur de déplacer cette espèce de colle de feu qui m’entourait. Je refusai la cigarette que m’offrit l’homme au panier afin de ne pas bouger les bras. J’avais la gorge aussi sèche que de l’amadou. Je dus néanmoins me lever pour détendre mes jambes ankylosées; si je n’avais craint d’être indécent j’aurais ôté ma chemise qui était trempée. Mais derrière les vitres des portières et des fenêtres baissées, démunies de rideaux, il fallait supporter un soleil accroché au zénith pour l’éternité, léchant la voie de sa langue de feu qui nous brûlait le visage et contre lequel nous ne pouvions rien dans ce désert de rocaille et de terre brûlée traversé au pas de l’âne. »

Ici, c’est le contraire. Ce ne sont pas les gens qui se déplacent, c’est le train. Au pas de l’âne, très lentement, le train traverse le centre de l’Espagne sous le soleil, en plein été. Le héros, Antonio Gomez Berrocal, en chemin pour retrouver la trace de son père sur les lieux de son enfance, qu’il a quittés et où il n’est plus jamais revenu. Espagne, dictature, Franco, guardia civil.

Berrocal est passionné de cante ondo, le chant profond des flamencos, et de corrida. Tout le roman s’articule comme une quête, une errance plus ou moins contrôlée, de rencontres en indices, le trajet de Madrid à Séville où le dénouement aura lieu.

Voyons un peu ce voyage en train, le Correo, au départ de Grenade. La description du voyage, qui dure plusieurs jours, s’étire sur 20 pages. Tout un chapitre. L’occasion de parler un peu des espagnols, d’égalité sociale, du peuple. L’extrait cité se situe presque en fin de chapitre, alors qu’on connaît déjà bien les personnages et ce qui se joue dans le compartiment.

Le passage commence par une courte description du paysage, puis resserre l’attention sur les passagers.

Lépidis y emploie toutes les méthodes connues pour :

  • décrire le soleil comme un animal monstrueux occupé à dévorer le train, passagers inclus,
  • décrire et montrer les effets de l’insupportable chaleur sur les passagers,
  • communiquer au lecteur une impossibilité de respirer normalement et de remuer.

Les phrases sont courtes, descriptives, imagées, jusqu’à l’avant-dernière, l’aveu d’impuissance, qui bénéficie, paradoxalement, d’un souffle plus long, en élargissant de nouveau la scène au décor extérieur.

Tout le court roman de 182 pages, qui flirte avec l’univers fantastique, est construit sur le même principe, alternant les descriptions de décors et d’intempéries rendus vivants par un vocabulaire choisi avec les passages d’introspection et de description des états d’âme du héros. Cervantes et son Quichotte ne sont jamais très loin.

Cas n°3 – Joyce Carol Oates – De la description d’un lieu aux pensées de l’héroïne.

Page 242 de Petit oiseau du ciel, de Joyce Carol Oates, Krista, adolescente, se retrouve en fâcheuse posture.

« Dans la gare l’air est pollué par un feu que quelqu’un a allumé, une fumée puante de vieux journaux pourris, bois pourri, feuilles pourries qui brûlent en dégageant une odeur si âcre qu’il faut éteindre le feu en le piétinant. Il fait froid et humide dans la vieille gare abandonnée, on voit encore l’emplacement du guichet, les bancs de la salle d’attente, renversés, massacrés, des relents d’urine/excréments là-dedans, car des clochards viennent là quand il fait froid, sur des bancs massacrés ou au-dessous, à même le sol crasseux, enveloppés dans des journaux. Les joints tournent, on se serre autour des restes du feu qui ne dégagent pas de chaleur mais seulement cette puanteur fumeuse d’ordures en ayant envie de penser C’est comme une famille, on partage, sauf que la dope apportées par Duncan est un mélange de hasch et de speed, si fort qu’on dirait du feu, une pulsation brûlante à l’intérieur de ma bouche, de mon crâne, mon cœur s’emballe, puis vient une vague soudaine de bonheur, de chaleur, un délire de bien-être qui me donne envie de rire comme papa pouvait faire de sa petite fille boudeuse en la chatouillant, aussi rapide que ça, en l’espace de quelques secondes je hurle de rire à moins que je commence à suffoquer, étouffer -trop de choses comprimées dans mon crâne, mon cerveau gonfle comme un ballon sur le point d’exploser. Tu l’as forcément voulu ma vieille, autrement pourquoi es-tu ici ? Bon Dieu de petite conne idiote pourquoi autrement ? »

Krista est, tu l’as compris, à la recherche de chaleur. Son père, accusé de meurtre et remis en liberté faute de preuves, a quitté la maison, la ville. Le monde de Krista s’est écroulé sans prévenir, comme souvent surviennent les écroulements. Dans ce passage, elle s’apprête à se brûler les doigts, à faire l’expérience du feu sous sa pire forme, pas le feu qui réchauffe, le feu qui détruit.

Dès le début du paragraphe, tout le champ lexical qui ne fait pas référence au feu, met en évidence la puanteur, la laideur, la décomposition du monde.

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A noter la répétition de journaux, forcément pourris, seulement bons pour les clochards, ces fameux journaux qui refusent d’apporter un démenti officiel après avoir traîné Eddy Diehl, le papa de Krista, dans la boue.

Après cette mise en condition du lecteur, le texte bascule vers le ressenti de l’adolescente et les sensations physiques liées à la prise de dope. Elle a « envie de penser c’est comme une famille, on partage, sauf que… » C’est intéressant cette tournure, envie de penser. Sauf que la dope. Sauf aussi, peut-être, et ça sera confirmé plus bas, que Krista commence à se dire qu’il n’était peut-être pas une bonne idée de se pointer à ce rendez-vous. Elle aussi à enregistré tous les indices, après tout. Mais une vague de bonheur, artificielle, l’emporte. Elle sait que c’est un délire, mais elle ne peut plus rien faire pour éviter la suite. Le feu est à l’intérieur de sa bouche, de son crâne, de son cerveau.

L’envie de rire provoquée par la drogue lui rappelle son papa, au moment où son cœur s’emballe. C’est bien son cœur qui cherche son papa, n’est-ce pas ?

La sensation est trop forte et on descend encore d’un niveau, directement dans les pensées de Krista, Tu l’as forcément voulue…

La situation aussi, va s’emballer complètement.

Cas n°4 – Roald Dahl – De haut en bas et du spécifique au général.

Dans ce passage de Charlie et la Chocolaterie, Roald Dahl démontre magistralement comment diriger le regard du lecteur, d’abord de haut en bas, puis du spécifique (la machine) au général (la caverne sous le regard de Charlie).

Par ici la promenade :

« Mr Wonka conduisit le groupe à une gigantesque machine qui se dressait au centre même de la salle des inventions. Une montagne de luisant métal dominait de très haut les enfants et leurs parents. Tout en haut, elle portait quelques centaines de fins tubes de verre, et tous ces tubes étaient courbés vers le bas, formant un bouquet suspendu au-dessus d’un énorme récipient, aussi grand qu’une baignoire.

« Et voilà ! » cria Mr Wonka, puis il pressa sur trois différents boutons qui faisaient partie de la machine. Au bout d’une seconde, on entendit un effroyable grondement. Toute la machine était secouée de façon inquiétante, dégageant de la fumée de toutes parts, et soudain, les spectateurs virent couler du liquide dans tous les petits tubes de verre, en direction de la grande cuve. Et dans chacun des petits tubes, le liquide était d’une couleur différente, si bien que toutes les couleurs de l’arc-en-ciel (et bien d’autres encore) se rencontraient dans un formidable éclaboussement. C’était un très joli spectacle. Et lorsque la cuve fut presque pleine, Mr Wonka appuya sur un autre bouton et, aussitôt, le liquide cessa de couler à l’intérieur des tubes, le grondement se tut pour faire place à un mélange de bourdonnements et de sifflements, puis un tourniquet géant se mit à virevolter dans l’énorme cuve, frappant les liquides multicolores. Petit à petit, le mélange se mit à mousser. La mousse se fit de plus en plus abondante, virant du bleu au blanc, du vert au brun, puis du jaune au noir pour redevenir bleue à la fin.

« Attention ! » dit Mr Wonka.

Il y eut un déclic et le tourniquet s’arrêta. Alors on entendit une sorte de bruit de succion, et, très rapidement, tout le mélange bleu et mousseux de la grande cuve fut aspiré jusque dans le ventre de la machine. Après un bref silence, il y eut quelques grondements bizarres. Puis ce fut encore le silence. Et soudain la machine poussa une plainte monstrueuse et au même instant, un minuscule tiroir sortit du flanc de la machine, et dans ce tiroir, quelque chose de si petit, de si plat, de si gris que tout le monde crut à une erreur. On aurait dit un petit bout de carton gris.

Charlie Bucket promena ses regards sur la salle gigantesque. On eût dit une cuisine de sorcière ! Dans tous les coins, il y avait des marmites en métal noir, fumant et bouillonnant sur de grands fourneaux, des bouilloires sifflantes et des poêles à frire ronronnantes, d’étranges machines de fer qui crachotaient et cliquetaient, et des tuyaux qui couraient le long du plafond et des murs, le tout enveloppé de fumée, de vapeurs, de riches et délicieux parfums. »

A noter aussi les verbes employés pour décrire les sons et les mouvements, le vocabulaire assimilant la machine à un être vivant.

Cas n°5 – Arthur C. Clarke – De la sensation à l’émotion à l’expérience à la déduction.

Puisque nous sommes dans les classiques, pourquoi se priver du meilleur ? Un extrait de 2001, l’Odyssée de l’espace, pour la bonne bouche :

Guetteur de Lune perçoit un son anormal, ce qui lui fait peur, il examine son environnement, y trouve un nouvel élément, qu’il compare à ce qu’il connaît, examine avec les moyens qui sont les siens, et finalement passe son chemin.

« Tard cette nuit-là, Guetteur de Lune s’éveilla soudain.

Fatigué par les efforts du jour, il avait dormi plus profondément qu’à l’accoutumée. Pourtant, au premier et infime grattement qu’il perçut dans la vallée, il fut instantanément en alerte. Il se redressa dans l’obscurité fétide de la caverne et sonda la nuit. La peur s’infiltra en lui. Jamais il n’avait entendu un tel son. Pourtant, il avait presque deux fois l’âge que n’importe quel membre de sa race pouvait espérer atteindre. Les grands chats approchaient en silence et seuls le craquement occasionnel d’une brindille ou d’un éboulis pouvaient les trahir. Mais le bruit que percevait Guetteur de Lune était comme un broiement continu qui se faisait plus fort d’instant en instant. On eût dit que quelque énorme animal se déplaçait dans la nuit sans essayer de se dissimuler et en ignorant tous les obstacles. Guetteur de Lune reconnut le bruit d’un buisson déraciné. Il y eut alors un son que Guetteur de Lune n’aurait pu identifier, car jamais nul ne l’avait entendu dans toute l’histoire du monde : le claquement du métal contre la pierre.

Et lorsque Guetteur de Lune entraîna la tribu vers le ruisseau dans la clarté du matin, il se trouva devant le Nouveau Rocher. Il avait presque oublié ses effrois de la nuit, car, après le premier bruit, il ne s’était plus rien produit. Aussi n’associa-t-il même pas cette chose étrange avec le danger ou la peur. Après tout, il n’y avait en elle rien d’inquiétant. C’était un bloc rectangulaire, trois fois haut comme Guetteur de Lune, mais assez étroit pour qu’il pût l’étreindre. Il était fait de quelque matériau absolument transparent et il n’était visible que lorsque le soleil luisait sur ses arêtes. Guetteur de Lune n’avait jamais vu de glace ni d’eau claire et il ne pouvait comparer la chose à aucun objet naturel. Elle était plutôt attirante et bien qu’il manifestât une sage méfiance envers tout ce qui était nouveau, il tendit la main et rencontra une surface froide et lisse.

La chose était un rocher qui avait dû pousser pendant la nuit. Beaucoup de plantes apparaissaient ainsi, des choses blanches et charnues, pareilles à des cailloux qui semblaient surgir du sol en l’espace d’une nuit. Les choses-plantes blanches étaient bonnes à manger (quoique certaines d’entre elles fussent parfois la cause de douleurs violentes)… Cette nouvelle chose peut-être ? … Quand il l’eut léchée et mordillée plusieurs fois, Guetteur de Lune perdit ses illusions. Il n’y avait rien de comestible là-dedans. Aussi, en bon homme-singe, poursuivit-il sa route vers le ruisseau. »

La peur, la méfiance, l’effroi, proviennent de ce qu’on ne connaît pas, de ce qu’on ne comprend pas, de ce qu’on ne peut pas comparer. Le cheminement logique de Guetteur de Lune, que le lecteur peut suivre, et même, anticiper : écouter/observer, tenter d’identifier, tester, laisser de côté.

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Mais le lecteur a ceci de supérieur à Guetteur de Lune, il sait que du « nouveau rocher » va surgir la suite de l’histoire, ce que Clarke a amené naturellement, en nous plaçant à l’intérieur des pensées et des émotions de Guetteur de Lune.

Cas n°6 – James Salter – Décrire sans verbe – énumérer.

Dans son autobiographie, James Salter évoque son enfance, ses années de formation à West Point, son service dans l’US AIR FORCE, puis son expérience de scénariste, réalisateur et d’écrivain à Hollywood et un peu partout. Il a visité de nombreux pays, dans lesquels il a vécu, rencontré beaucoup de célébrités de la littérature et du cinéma. Une vie à brûler pourrait être une longue énumération de gens, de lieux et de dialogues. Or, il n’est est rien. James Salter est un grand, la profondeur de son propos n’a d’égal que la concision de son style si particulier. Addictif.

Pour les descriptions de lieu, il a mis au point une technique qui fait mouche à tous les coups. Plutôt que de se perdre en phrases circonvolutives (si vous me permettez ce néologisme), il énumère, simplement, avec une efficacité redoutable. Aucun verbe ou si peu pour troubler le récit. Pas de « il y avait », « on voyait », « se tenait »… C’est tellement évident qu’on se demande pourquoi on n’écrit pas ainsi soi-même. J’ai prélevé quelques extraits. Démonstration.

A West Point :

« Dans le lointain, les longues années passaient comme en revue, les saisons et les lieux, les murs froids et les poternes, la routine interminable. Par de hauts vitraux le soleil tombait sur la chorale qui arrivait en chantant avec une lenteur majestueuse par l’allée centrale. Les uniformes, les fusils, les livres. Les matins d’hiver, lorsqu’il faisait noir dehors ; à fumer et à écouter la radio tout en nettoyant la chambrée. Le gymnase, humide et rébarbatif. Les sections qui se rassemblaient à la hâte le long de la route. »

A Paris, déjeuner en ville :

« Déjeuner près de l’Odéon. Journée parisienne, table près de la fenêtre, menu écrit à la main, ciel bleu de midi. Le chef, qui est probablement le propriétaire, est visible dans la petite cuisine, en veste et en toque blanche. Entre les commandes, il lit, avec le calme de l’historien, la page des courses du journal. Je ne l’imagine pas en train de parier, pas aujourd’hui, pas au travail. Il est plongé dans l’étude. »

Autres scènes au restaurant :

« Dîners (…) à la Caravelle, chez Rémi, à La Petite Marmite, saumon fumé en fines tranches corail, agneau, Pauillac onéreux. Dîners à l’hôtel à la campagne, une table dans le bar. Nuit d’hiver, noire comme la glace. La chaleur de la salle, feu de bois. L’hôtesse japonaise, le barman en bras de chemise blanche et gilet. Les moules à la barque. Bacala. Les femmes qui ôtent leur manteau à la porte, et qu’on mène à leur table avec leur cavalier. »

Efficace, n’est-ce pas ? Nous avons a la fois la description et la notion de souvenir. Ce qui est décrit est ce qui reste dans la mémoire de l’auteur. La mémoire fonctionne avec des images, des sons, des odeurs, enfin bref, des sensations, des perceptions. Une sensation, une perception, ça tient en un mot, à la rigueur en un groupe de mots. Est-ce sa formation militaire qui lui a conféré ce sens de la concision ? Son regard acéré, sûrement.

Enfin, pour la bonne bouche – pour te donner envie de te précipiter acheter le livre – le dernier paragraphe, la chute :

« Le feu n’est plus que braises, les invités sont partis. Nous marchons dans le noir glacial avec le vieux chien boiteux. Rien sur la route vide, pas une voiture, pas un son, pas une lumière. L’année est en train de changer, de froides étoiles au-dessus. Mon bras autour d’elle. Sensation de courage. Grand désir de continuer à vivre. »

James Salter est aujourd’hui un vieux monsieur. Sûrement, il pense à la mort. Comme tout le monde. L’approche de la mort… partis, noir glacial, vieux chien boiteux, rien, vide, froides étoiles… et cependant, une dernière profession de foi, là où d’autres en auraient fait des caisses : Mon bras autour d’elle. Sensation de courage. Grand désir de continuer à vivre.

Cas n°7 – Georges Perec – La tentation de l’exhaustivité ou la photographie littéraire.

Enfin, pour clore ce long, très long article, à propos des lieux, il est impossible de ne pas faire un tour chez Georges Perec, cet écrivain si parisien, cet auteur si original, ce maître. Pour cela je passe le crachoir à Louis Gourdain et Anne Veslin-Gourdain, du fantastique blog Textualités, tous deux grands admirateurs et donc spécialistes de Perec.

C’est par ici :

https://textualites.wordpress.com/2015/09/22/les-lieux-de-georges-perec-une-oeuvre-eclatee/

En conclusion :

Si vous vous préparez à écrire une nouvelle, un roman, j’espère que tout ceci vous inspirera. 

Ecrivez-moi en commentaire pour me dire où vous en êtes dans votre projet.

Pour savoir comment j’ai moi-même choisi d’interpréter les lieux, dans mon roman Toute la Lumière, on peut lire ici Mia (le lieu est une grande maison, que l’adolescente explore de pièce en pièce à la recherche d’elle-même et des secrets qu’elle ignore sur sa naissance), ici Benny (il quitte un lieu pour un autre, sort de prison pour aller dans un bistro), ici Angie (elle est perdue dans ses pensées, elle ne voit pas grande chose autour d’elle, des chiens, des oiseaux, ses plus proches voisins, alors qu’elle est au milieu de la foule des dimanches matins).

Quelques liens pour aller plus loin :

A propos de James Lee Burke : 

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James Salter (si tu parles anglais) le second lien est la lecture, par lui-même, d’Une vie à brûler :

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Ernest Hemingway :

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Roald Dahl :

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Arthur C. Clarke :

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Joyce Carol Oates :

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Clément Lépidis :

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Jo Nesbo :

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5 réponses à “7 études de cas pour bien décrire les lieux 🎧🖋️”

  1. jungsoo77130 dit :

    Un bel article et des études de cas vraiment intéressantes !
    Merci de mettre en lumière de manière concrète une structure qui, à leur lecture, nous semblent totalement naturelles. On ne se rend pas compte du processus.

    1. Merci. Contente que ça vous plaise. Quand ça parait totalement naturel, c’est qu’il y a beaucoup de travail. C’est presque toujours vrai.
      Mais le travail en ce domaine consiste parfois à écrire, écrire et encore écrire. Et puis lire, lire et toujours lire. Je doute qu’Hemingway se soit amusé avec des ronds de couleurs…

    1. Mais de rien, c’est moi qui vous remercie, Julien.

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